S'il y a bien un sujet récurrent dans les communautés dédiées au "cru", c'est bien le temps de digestion. Et ils sont nombreux à penser que la nourriture fraîche et industrielle ne doivent pas être mélangées, ni alternées. Mais avant d'être une réalité sur le plan digestif et physiologique, c’est d’abord une question de croyances.
Car il ne s'agit que de cela : des idées préconçues basées sur des dogmes.
En 2015, la plus grande communauté Américaine, nommée Raw Feeding Community, a mené une expérience très intéressante. Elle a comparé le temps de digestion d'os charnus avec le temps de digestion de croquettes chez un chien. A l'aide de radiographies, on peut suivre l'évolution de ces différents aliments à travers le système digestif de l'animal.
C'est cette expérience que je vais vous présenter dans cet article.
Le mythe de la digestion
Selon les adeptes de l'alimentation crue, l'organisme des carnivores est conçu pour digérer de la viande crue, des os charnus crus et des abats crus... bref des proies. Leur système digestif est donc pleinement fonctionnel lorsqu’ils ont un régime biologiquement adapté [il faudrait déjà définir avec précision ce que signifie biologiquement adapté]. Mais si on mélange à cette nourriture biologiquement adaptée, une nourriture riche en glucides [encore les méchants glucides], on modifie alors l’environnement gastrique et on altère la bonne digestion.
Je n'ai pas inventé ces différentes affirmations, je les ai trouvées sur plusieurs sites français dédiés à l'alimentation naturelle, à savoir le raw feeding, le barf ou le prey model.
A grand renfort de démonstration (souvent pseudo-scientifique) et d'articles allant tous dans le même sens, ces différents sites tentent de démontrer que le mélange de nourriture crue et de nourriture industrielle est néfaste pour nos animaux. Et là tout y passe : temps de digestion, pH gastrique, capacité d'assimilation de l'amidon, etc...
Vous l'aurez compris, c'est "aliments crus" ou RIEN, pas même une petite cuisson de surface, que dalle, nana... du CRU !
Le chien testeur
Pour cette expérience, Raw Feeding Community a utilisé un Borzoi de 16 mois, mâle intact, nourri au cru, qui a été sevré au cru partiel et maintenu sur un régime cru toute sa vie. Une imagerie au baryum a été réalisée le 18 décembre 2014 en donnant à ce chien un repas de croquettes. Puis, une autre imagerie a été réalisée le 27 décembre 2014 en lui donnant cette fois-ci un repas cru.
Le baryum est un liquide radio-opaque qui peut être mélangé à la nourriture. Il est utilisé pour améliorer la visibilité du tractus gastro-intestinal sur les radiographies.
Les aliments utilisés
Pour l'étude sur les croquettes, 2 gobelets de croquettes Science Diet Large Breed Adult ont été mélangées avec ½ boîte de pâtée Science Diet I/D et 20 ml de liquide baryté. Environ un gobelet et demi de croquettes et une demi-boîte de pâtée ont été consommés en l'espace de 5 minutes. Trente minutes plus tard, des radiographies abdominales crâniennes (moitié supérieure du tractus gastro-intestinal) et caudales (moitié inférieure du tractus gastro-intestinal) et latérales (couché sur le côté) ont été réalisées. Les radiographies ont été répétées toutes les heures jusqu'à ce que l'estomac soit vide.
Pour l'étude sur le repas cru, 1 gobelet de broyat de bison et de tripes vertes, 1 gobelet de gésiers de poulet et 1 pilon de poulet mélangés à 20 ml de baryum liquide ont été proposés en 5 minutes. Environ la moitié du repas a été consommé (y compris environ la moitié du pilon). Trente minutes après cette prise alimentaire, des radiographies abdominales caudales et latérales ont été réalisées. Là aussi, les radiographies ont été répétées toutes les heures jusqu'à ce que l'estomac soit vide.
Physiologie de l'appareil digestif
Avant de continuer, petite piqûre de rappel sur la digestion.
La décomposition des aliments chez toutes les espèces de mammifères commence dans la bouche. Des enzymes salivaires sont libérées et la digestion mécanique est initiée par le déchirement et le broyage via les dents. Les aliments passent de la bouche à l'œsophage et atteignent l'estomac en quelques secondes.
Une fois dans l'estomac, le vrai travail commence. La digestion chimique des protéines est initiée par des enzymes comme l'acide chlorhydrique, la pepsine et la lipase. L'acide chlorhydrique est l'enzyme responsable de la dénaturation des protéines, de l'élimination des bactéries et de la conversion des autres enzymes. La pepsine est uniquement responsable de la digestion des protéines. La lipase, qui ne se trouve que dans l'estomac des carnivores, commence à digérer les graisses.
Après avoir été transformés en liquide, les aliments commencent à quitter l'estomac via un sphincter dans une région appelée le pylore. Le premier segment de l'intestin grêle, le duodénum, contient les ouvertures du canal pancréatique et du canal biliaire commun (vésicule biliaire). La bile et les enzymes pancréatiques sont indispensables à l'absorption des graisses, des glucides et des protéines. Le duodénum est le segment le plus court de l'intestin. Mais grâce à l'ajout de ces enzymes critiques, c'est là que se déroule la majorité de la digestion chimique.
Le segment suivant de l'intestin grêle, le jéjunum, est également le plus long. C'est là que se joue la majeure partie de l'absorption des nutriments et de la poursuite de la digestion chimique. Enfin, les aliments passent dans les gros intestins (côlon). Chez les carnivores, c'est à cet endroit que l'eau est absorbée, que la fermentation bactérienne a lieu et que les matières fécales sont formées.
Trente minutes après l'alimentation
Au bout de 30 minutes, les deux estomacs sont modérément distendus par la nourriture et le baryum. Avec le repas de croquettes (figure 1), la nourriture et le baryum se sont déposés dans le pylore au fond de l'estomac et se déplacent vers l'intestin grêle. La quantité de baryum passant dans l'intestin grêle avec le repas cru (figure 2) est négligeable car il y a probablement une grande portion de viande qui empêche le baryum de remplir tout l'estomac et de sortir.
Une heure après l'alimentation
Une heure après le repas, on peut voir que le diamètre de l'estomac commence à diminuer et que les intestins grêles se remplissent de baryum. Le mouvement de l'estomac vers l'intestin grêle est beaucoup plus spectaculaire avec les croquettes (figure 3) qu'avec le repas cru (figure 4). Dans les deux cas, on peut commencer à voir des matières fécales (non barytées) se former dans le gros intestin... des restes du repas précédent.
Deux heures après l'alimentation
Deux heures après le repas, la différence de vitesse à laquelle les aliments ont quitté l'estomac et sont entrés dans l'intestin grêle (jéjunum), entre le repas à base de croquettes et le repas cru, est indéniable. Les croquettes (figure 5) pénètrent plus rapidement dans l'intestin que le repas cru (figure 6). Les selles formées dans le côlon sont de plus en plus évidentes.
Trois heures après l'alimentation
Trois heures après le repas, les croquettes ont en grande partie quitté l'estomac, rempli l'intestin grêle et se dirigent maintenant vers le gros intestin. On peut affirmer sans risque de se tromper que les croquettes ont complètement quitté l'estomac au bout de seulement trois heures. Le mouvement avec le repas cru est définitivement plus lent. Mais nous pouvons voir une diminution de l'opacité dans l'estomac et un mouvement certain des matières fécales dans le côlon.
Quatre heures après l'alimentation
Quatre heures après le repas, on commence à remarquer une différence radicale de la quantité d'ingesta avec les croquettes (figure 9) par rapport à la nourriture crue (figure 10). Bien que la quantité ingérée lors du repas soit strictement identique en volume, il y a beaucoup moins de nourriture dans les intestins avec le repas cru.
Cinq heures après l'alimentation
Pour le repas cru, une radiographie finale a été prise cinq heures et demi après la prise de repas. Etonnamment, l'estomac avait encore le fragment d'os flottant (figure 11). En revanche, la majorité des ingesta était dans le colon cette fois-ci (figure 12).
Qu'en conclure ?
Le repas cru semble avoir été digéré plus lentement que le repas de croquettes.
On ne peut accorder que peu de crédit à l'affirmation selon laquelle le mélange de croquettes et de nourriture crue est nocif, parce que la nourriture crue reste plus longtemps dans l'estomac. Il est rare qu'un chien soit intolérant au mixte croquettes/cru. Et cela n'a de toute façon aucun lien avec la vitesse de digestion.
À noter que le fragment d'os est resté dans l'estomac plus de 5 heures après le repas. Ce qui implique que l'os entier prendrait encore plus de temps à être entièrement digéré. Les os crus charnus seront logiquement bien plus longs à être digérés que l'os cru broyé qui a été utilisé dans cette expérience.
Bien qu'un seul animal ne suffise pas pour affirmer de manière concluante que la digestion des aliments crus est plus lente que celle des croquettes, les résultats suggèrent fortement que l'affirmation générale selon laquelle "les aliments crus se digèrent plus rapidement que les croquettes" est totalement fausse. Et même si l'un est digéré plus vite que l'autre, cela n'aurait aucun effet sur la possibilité de mixer ces deux types d'alimentation.
Il y a un manque regrettable d'études scientifiques revues par les pairs en ce qui concerne les régimes crus. Une grande partie de ce qui est affirmé en ligne tend à n'être qu'une rumeur ou qu'une preuve anecdotique.
Prenez le temps de remettre en question tout ce qui est raconté sur internet (et même sur ce site !). Recherchez toujours des preuves scientifiquement prouvées plutôt que des témoignages sur les réseaux sociaux.